Dans le cadre de son travail sur l’Adaptation et en soutien à The Odyssey Project, Christian Clot s’est rendu en Palestine à la rencontre des populations, et plus spécifiquement des réfugiés, pour mieux comprendre comment ils créent leur espace de vie dans un contexte sous tension. Il découvre une situation qui va bien au delà des récits diffusé ci et là…
Lorsque Ramedh*, un traiteur de Ramallah, doit livrer une réception de mariage à Salfit, à une vingtaine de kilomètres de là, il prend de la marge. Les camions partent plus de deux heures en avancent. Ce jour-là, ce n’est pas suffisant. On ordonne à son chauffeur de passer par un autre check-point, bien plus éloigné de la route normale. Le contrôle se passe mal, prend du temps. Les militaires et leurs fusils toujours bien en vue, tenu fermement sur leur ventre et le doigt allongé sur la crosse à côté de la gâchette, font un peu plus de zèle que d’habitude. Sans trouver autre chose dans le camion que la délicieuse nourriture préparée avec minutie et passion par les équipes de Ramedh. Elle arrivera finalement. Quatre heures après la fin de la réception. Ramedh renoncera bien évidemment à facturer son client.
La micro-brasserie de bière de Taybeh
Mayah* de la microbrasserie de bière Taybeh et ses fameuses Blanche, Golden et autres qui doit faire livrer sa matière première d’Europe voit souvent ses produits arriver périmés après des semaines d’attente aux frontières, ainsi que ses exportations bloquées pour des contrôles qui n’ont de raisons que la provenance du breuvage : la Palestine. Un nom qui a lui seul fait figure de passeport pour l’enfer. Pourtant, Ramedh, Maya et des milliers d’autres palestiniennes et palestiniens dans le même cas ne baissent pas les bras. Jamais. Ils renverront une livraison. Ils brasseront une autre cuve de bière. Ils referont, jour après jours, ces gestes souvent dérisoires face aux murs physiques et administratifs qu’un pays d’occupation, qui contrôle même ce dont il n’a pas droit, dresse chaque jour devant eux. Bien plus que l’occupation en tant que telle, bien plus que les soldats déshumanisés qui abreuvent les check-points, ce sont ces tracas du quotidien qui épuisent la population. On ne pense plus kilomètres, on pense temps de contrôle. On n’ouvre plus son robinet sans appréhension qu’une nouvelle coupure d’eau discrétionnaire n’ait sevré les canalisations. On sort de moins en moins de sa zone d’habitation, le reste du territoire étant interdit de peur qu’un contrôle n’aboutisse à une arrestation arbitraire ; Un espace qui se réduit, de plus en plus, repoussé par les colonies qui prennent leurs aises. On ne passe plus une soirée sans savoir que tout peut basculer, que des soldats peuvent débarquer, sur la foi d’un droit forgé par les armes. Chaque geste, chaque acte, chaque décision, est livré à ce même questionnement : Que va-t-il se passer ?
Avant de me rendre en Palestine avec The Odyssey Project, porté par l’avocate française Marianne Syed et le photographe portugais José Farinha , je n’étais encore jamais allé dans ce pays (en Cisjordanie pour ce périple), ni en Israël. Je suivais les actualités de ce conflit avec le regard quelque peu éclairé d’avoir déjà beaucoup, au cours de mes expéditions, été confronté à des conflits et des situations géopolitiques complexes. D’avoir lu nombre de textes, de résolutions et de récits d’acteurs des deux pays. Mais comme toujours, sans avoir été sur place, sans avoir observé par soi-même, il est impossible de savoir ! Parler d’un conflit dans les médias, c’est faire le compte de morts, de destructions, d’avancées ou reculs des belligérants. C’est relater les indignations plus ou moins forcées des observateurs extérieurs face aux actes considérés comme injustifiés, souvent selon leurs propres agendas politiques liés aux intérêts économiques. Le prisme déformant est permanent, l’écrit trop aisé, le commentaire « éclairé » facile sur sa chaise de bureau. C’est oublier la vie. Les humains. Les femmes, les hommes, qui luttent chaque jour pour créer un espace d’existence, aussi ténu soit-il, qui cherchent à rire autant que possible, avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri ; De s’assurer une pitance, de se loger, de vendre et acheter, de se parler, se disputer mais le plus souvent de s’aimer. Vivre. Au-delà de tout.
Rencontre le militant Ahmad dans le cadre de The Odyssey Project
C’est l’histoire que j’ai lue chaque jour sur le visage d’un peuple dont la fierté s’oublie de peur, dont la reconstruction acharnée d’un quotidien sans cesse défait assure l’espoir mais fatigue l’esprit. Car le travail de sape organisé est omniprésent. Un étouffement. À chaque fois que l’on arrive à sortir un peu la tête de l’eau, une main la replonge. Un peu plus longtemps. Un peu plus souvent. L’étau se resserre, inexorable. L’espoir s’échappe alors que les rêves s’étiolent. Chaque année voit son lot de lois répressives augmenter de manière inversement proportionnelle au territoire qui se réduit, victime de colonies gourmandes du désir d’expansion d’Israël. Au fil des ans, des mois, le citoyen n’en est plus un. Il est réduit à l’état d’un être sous contrôle dont le droit à l’existence dépend de sa capacité à accepter son propre anéantissement.
Un contrôle systématique Contrôle. Surveillance. Suspicion. Qui que l’on soit. Les Palestiniens, à chaque déplacement d’une ville à l’autre -d’une ville palestinienne à une ville palestinienne-, doivent passer par des check-points. Ils y sont reçus comme les porteurs d’une marque, celle qui pointe que vous n’êtes qu’un être de second plan, ne bénéficiant pas des mêmes droits que le reste de la planète. Elle passe aujourd’hui par le document d’identité que l’on doit montrer trop souvent et d’un contrôle au faciès. Il n’est pas dit qu’un nouveau pas ne soit franchi. Finalement, pour éviter de devoir demander le passeport, il serait plus facile d’imposer aux Palestiniens de porter une marque visible à chaque fois qu’ils se déplacent. Tout le monde y gagnerait du temps, non ?
Je ne suis pas Palestinien. Mais de tous mes voyages, j’ai rarement ressenti une telle inquisition dans la manière de contrôler mon identité, mes affaires, mon être. Sentir, qu’au moindre mot, geste mal compris, tout déraperait rapidement. Toujours au détriment des mêmes, dont la moindre rébellion est sévèrement réprimandée. Certes, les lois existent. Nous sommes dans un pays démocratique, un état de droit ! Des procès sont menés. Qui aboutissent dans 99 % des cas à la condamnation des ressortissants palestiniens, avec des peines d’une dureté sans concession. Une jeune fille mineure, Ahed Tamimi, qui repousse d’une gifle un soldat en train de violenter sa mère, dans sa propre demeure, écope de huit mois fermes sans possibilité de remise de peine. Un soldat israélien qui abat de sang-froid d’une balle dans le dos un homme désarmé à terre purgera la même durée de peine, et sortira en héros décoré. Deux jugements emblématiques qui n’ont rien de rare en Palestine occupée. Quand jugement il y a. Car pour une Tamimi dont la presse parle, combien, selon les ONG travaillant sur place, sont passées sous silence. Lorsque le journaliste Moussa reçoit une balle dans la tête alors qu’il filme depuis le balcon d’une ONG une intervention militaire israélienne illégale dans le camp de réfugiés de Aïda à Bethléem, personne ne dit rien. Personne n’est condamné. Lorsque Hamza se retrouve trois ans en prison pour avoir milité contre l’occupation durant ses études universitaires, personne ne dit rien. Lorsque le danseur Sharaf voit son ami se faire abattre à un check point, sa parole n’a aucune valeur face à la collusion des gardes. Lorsque des manifestants pacifiques passent six mois enfermés à la suite d’un sit-in, ce n’est que la norme. La liste serait longue. Les actes sont terribles, mais ils ne sont rien en comparaison de l’impact créé sur les cerveaux pour faire perdre la foi, l’envie de défendre ses droits, de peur de perdre le peu qu’il reste. Elle est là, la norme d’étouffement. Car chacun, chacune, sait, au quotidien, que cela peut arriver à n’importe qui. Chaque jour de l’année. Sans autre raison que d’être Palestinien, dans un monde qu’une puissance étrangère a décidé d’occuper. Sans droit. Sans mandat. Par la seule volonté de domination et d’expansion économique.
Agir pour créer… Malgré cela, si les mots sont durs et la détermination sans faille de voir partir l’envahisseur autant que d’avoir le droit au retour sur leurs terres, aucune des personnes avec qui j’ai eu l’occasion de parler n’appellent à la violence. J’ai été frappé par la capacité de résilience de la population, un mot qui revient régulièrement dans chaque entretien. Un mot qui s’accompagne d’une ferme volonté de survivre, de ne jamais accepter l’occupation, les déplacements de populations, mais d’accepter un quotidien stérile en cultivant l’espoir. Par le mot. Par le savoir. Par la solidarité. Par la non-violence, à l’image de
La statue de Neslon Mandela à Ramallah, pour ne jamais oublier la puissance de la lutte non violente
l’immense statue de Nelson Mandela à Ramallah, qui rappelle à chacun la longue lutte pacifique de celui qui au bout de l’humiliation, emprisonné, sauva son peuple. C’est ce que pratique le militant Hamzah. Lorsque des soldats d’un camp confisquent leurs vélos à deux enfants qui jouaient à côté du mur de séparation de Bethlehem, il s’assoit avec les enfants devant la porte et se met à chanter en litanie « rendez-nous nos vélos ». Au bout de deux heures, les canons des fusils viennent leur intimer l’ordre de se taire. Il faut du sang-froid. Maîtriser sa peur alors que la prison lui a déjà été souvent imposée pour de tels actes. Alors que parfois les fusils ont tonné pour certains de ses amis. Mais la litanie continue « Rendez-nous nos vélos ». Quelques heures plus tard, les portes du camp s’ouvrent et les deux vélos sont jetés dehors. Tellement d’énergie et de temps pour deux jouets ! Deux vélos devenus pour une poignée d’heures des symboles d’une liberté ténue, comme une bouffée d’oxygène pour avoir le courage de se lever le jour suivant.
Alors c’est vrai, certains craquent. Quittent l’action pacifique en lançant un cerf-volant incendiaire, font un geste désespéré pour se sentir encore maître en leur terre. Cela arrive plus souvent chez les cousins éloignés de la bande de Gaza, coupés de tout, et son fameux Hamas dont l’extrémisme et les actes sont souvent condamnables. Cela arrive parfois ailleurs, lorsque l’étouffement n’est soudain plus tolérable. Gestes dérisoires, inutiles et destructeurs pour eux-mêmes : chacune de ces attaques est utilisée pour en appeler à la compassion internationale et détourner les regards des colonies illégales qu’Israël ne cesse de légitimer, allant même jusqu’à officialiser les colonies sauvages. À chaque attaque, c’est quelques hectares de territoire perdu pour la Palestine. Alors oui, dérisoire. Mais comme l’a dit le Sud-Coréen Ban Ki-moon alors qu’il était secrétaire général des Nations Unies « La frustration des Palestiniens s’accroît sous le poids d’un demi-siècle d’occupation et de paralysie du processus de paix. […] Il est dans la nature humaine de réagir à l’occupation ». Une nature à laquelle aucun pays occupé n’a dérogé, ni en France, ni en Afrique, ni ailleurs.
Le mur qui entoure sur 700 kilomètres la Cisjordanie
Car les rêves s’amenuisent de trop d’espoirs trahis. Ni les accords d’Oslo de 1994, ni la détermination de la Palestine en 1998 n’ont retenu l’inexorable expansion des occupations. Alors que la proportion de colons israéliens était de 0,05 % en 1972 (avec 1 500 colons), elle est aujourd’hui de 4,7 % en 2016 (avec plus de 400 000 colons). Une occupation illégale puisque sans droit ni mandat international, qui n’a plus rien de provisoire, avec le but affiché de devenir définitive comme le confirme l’ECFR dans son rapport 2016. Et le mur qui a commencé à enfermer la Palestine depuis 2005 n’est pas pour apaiser les tensions. Partout où des murs se construisent, c’est l’humanité qui se perd. En Cisjordanie, elle a perdu 700 kilomètres d’humanité.
Une nouvelle loi qui résonne comme le glas Tout le monde a le droit d’avoir une terre, un lieu où se sentir chez soi. Un espace où vivre paisiblement et en sécurité procure la capacité de créer sa vie en respect avec les autres et avec notre planète. Où la pratique éclairée de sa religion, de son métier, de son mode de vie est un choix qui ne peut être remis en cause par autrui, comme il ne peut le lui être imposé. En ce sens, Israël a le droit d’exister et son peuple d’y être en paix. Sa création en 1948 était nécessaire, bien que maladroite dans la manière d’agir. Il en va de même pour la Palestine et les Palestiniens !
Place de Ramallah en Palestine
Ils ont droit à leur terre, à y demeurer en paix, à s’y déplacer, y cultiver, y développer leur futur, sans contrainte ni surveillance, sans domination ni colonies. Sans la crainte du quotidien. Ce n’est pas ce à quoi ils ont droit aujourd’hui. Et cela risque de s’aggraver demain, avec la nouvelle loi Fondamentale (qui fait office de constitution en Israël) adoptée le 19 juillet 2018 par la Knesset, sur la demande de Benjamin Netanyahu, qui fait voler en éclat une autre perspective. Celle que certains commençaient à défendre d’une seule nation, où Israéliens et Palestiniens pourraient vivre ensemble, en paix et avec les mêmes droits. Une belle idée pour que la vie dans la peur et le doute cesse des deux côtés. Mais en décrétant dans cette loi que les colonies sont une valeur nationale qu’il faut encourager (article 7) avec la volonté d’occuper définitivement la Vallée du Jourdain, tout en donnant des droits spécifiques et uniques pour les personnes de confession juive au détriment de toutes les autres personnes, ce qui n’est ni plus ni moins qu’un Apartheid qu’il faut nommer comme tel, il n’est plus envisageable pour les Palestiniens de vivre à égalité et en paix dans une nation unifiée. Toutes les conditions sont aujourd’hui réunies pour que l’anéantissement de la Palestine devienne une réalité : le texte du 19 juillet 2018, la nouvelle loi interdisant de filmer militaires et policiers dans l’exercice de leur fonction dans le but de mettre un voile sur les actes de ces derniers, la légitimation des colonies et le lancement de nouvelles avec la construction de milliers de logements… Et une communauté internationale endormie dont le soutien à la Palestine n’est un sujet pour personne, à l’exception notable de l’Irlande qui a voté en juillet 2018 Irlande et Palestine, soit de l’ensemble, sans exception, des colonies israéliennes en Palestine. Une Irlande qui avait déjà été la première à réagir face à l’Apartheid Sud-Africain. Mais cela suffira-t-il cette fois-ci au vu de l’implantation déjà tellement imposante des colons en Cisjordanie ?
Le Mont de la Tentation près de Jericho
Je quitte ces pays avec le goût amer d’un immense gâchis, où personne n’est gagnant d’une logique d’expansion qui impose la peur aux populations de deux pays. Et je constate qu’il n’aura pas fallu attendre longtemps pour voir l’application concrète du durcissement des règles Israéliennes. A l’aéroport de Tel Aviv -seul point d’entrée et de sortie par avion possible-, pour le seul fait de s’être rendu en Palestine -où se trouve aussi tous les hauts lieux du christianisme, Nazareth, Bethléem, Jericho, que l’on peut avoir plaisir à filmer ou prendre en photo- notre caméra a été confisquée, de même que les équipements d’autres personnes dans le même cas. Sans explication ni justification. Mais qui sait, en prenant en photo le mont de la tentation, aurions-nous en arrière-plan surpris un soldat violentant un enfant ? Dans le doute, grâce à sa nouvelle loi, la sécurité nationale confisque, drapant d’un voile noir ce qui se passe dans ce que l’on appelle pudiquement « les territoires ». Ce n’est bien sûr qu’une péripétie pour moi. Car si l’on m’a confisqué ma caméra, c’est leurs vies que l’on confisque au Palestinien… Et l’on regrettera un jour d’avoir détourné la tête de cette réalité !
*Les noms ont été modifiés
Texte et Photos Christian Clot (Adaptation), avec l’aide de Marianne Syed (The Odyssey Project).
Voir aussi – https://www.ecfr.eu/paris/publi/repenser_oslo_comment_leurope_peut_encourager_a_la_paix_en_israel_palestine
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